Album de la semaine - Femi Kuti - Journey Through Life

Album de la semaine - Femi Kuti - Journey Through Life

Depuis ses débuts, Femi Kuti s’est imposé comme l’une des voix les plus inspirées de la scène afrobeat, et avec Journey Through Life, il signe son album le plus intime à ce jour. À quarante ans passés de carrière, le fils du légendaire Fela Kuti ne se contente plus d’explorer les enjeux politiques et sociaux qui l’animent depuis toujours, il se tourne également vers lui-même, pour sonder ses propres doutes, ses aspirations et son héritage familial. Ce mélange d’introspection et de conscience collective confère à ce disque une profondeur inédite, tout en préservant l’énergie bouillonnante et la vitalité rythmique qui sont la marque de fabrique de l'artiste.

Dès le morceau-titre, “Journey Through Life”, Femi nous embarque dans une odyssée sonore où les percussions, à la fois précises et foisonnantes, rencontrent un tissage soyeux de cuivres et de basses groovy. L’introduction semble vouloir suspendre le temps, avant que la voix ne surgisse, à la fois posée et chargée d’émotion, pour nous inviter à laisser tomber les faux-semblants et à redécouvrir l’essentiel: la famille, l’amour, l’entraide. Loin d’un simple prétexte à la balade, cette mise en bouche trace le fil conducteur de l’album, un cheminement intérieur, où l’on jette un regard sans concession tant sur le monde extérieur que sur son propre vécu.

La conscience politique, cependant, reste le cœur battant de l'ensemble de ce nouvel opus. Dans “Corruption Na Stealing”, un titre qui puise ses accents dans le reggae, Femi s’attaque à la complicité des grandes entreprises et des gouvernements pour déresponsabiliser les citoyens:

« Vous nous accusez de voler, vous-mêmes pillez nos richesses ».

La section de cuivres, vive et tranchante, soutient une rythmique syncopée qui fait osciller le corps au premier coup de cœur, tandis que le chant, ferme et déterminé, rebondit sur des harmonies insistantes. Aucun doute, quand Femi Kuti porte sa colère en étendard, c’est pour mieux la transformer en moteur de danse et de réflexion.

Le même sens de la formule percutante se retrouve dans “After 24 Years”, où l’artiste dresse un bilan sans fard des promesses démocratiques jamais tenues par les dirigeants nigérians depuis l’avènement de la République. Sa voix grave, presque prophétique, dénonce l’inertie d’un système qui broie les plus vulnérables, et trouve dans l’arrangement musical l’écho puissant de sa révolte. À travers cette alliance de l’urgence politique et de la jubilation rythmique, il accomplit ce tour de force, faire résonner l’indignation en vous donnant irrésistiblement envie de vous lever pour danser.

Parmi les moments les plus poignants de l’album, “Chop and Run” occupe une place particulière. Puisant dans le passé douloureux de sa propre famille (l’assassinat de sa grand-mère lors d’un raid militaire contre le domicile de Fela Kuti) Femi déclame: « Throw Fela mama from window. The injury later kill Fela mama. » Sur un lit de saxophone tour à tour lyrique et déchirant, accompagné d’influences jazz seventies, il tisse un récit où se mêlent tristesse personnelle et dénonce des violences étatiques. L’émotion est à son comble, et l’on mesure combien la musique peut devenir un instrument de mémoire et de guérison, capable de transformer un traumatisme en cri d’espoir.

Ce fil narratif se prolonge dans “Last Mugu”, où il évoque le poids des blessures collectives héritées de la colonisation: « Be African wey no wan free himself from colonial bondage. » Porté par un groove plus lo-fi, presque rugueux, et des chœurs invitant à un réveil des consciences, ce morceau rappelle que la quête de liberté est un combat de chaque instant, à la fois politique et intérieur. La polyphonie des cuivres, les percussions entrelacées et la basse insistante créent une atmosphère presque hypnotique, comme pour souligner la difficulté de rompre les chaînes invisibles du passé.

Mais Femi Kuti n’est pas qu’un chantre de la révolte, c’est aussi un architecte de grooves qui savent caresser l’âme. On le retrouve tant dans la nervosité jazzy-punk de “Shotan”, où une basse martiale rencontre des envolées de claviers et de cuivres qui grésillent, que dans le grandiose “Think My People Think”, construction orchestrale où les cuivres massifs et les chœurs majestueux invitent à la méditation collective. Loin de la linéarité, sa musique se déploie en constellations rythmiques, nous offrant autant d’angles d’approche qu’il existe de facettes dans son engagement.

Le parcours se conclut sur une note résolument introspective avec “Work On Myself”. Après avoir brossé un panorama des maux du monde et des démons intérieurs, Femi opte pour l’ultime prise de conscience: la seule révolution véritable commence en chacun de nous. Dans un souffle presque spirituel, il plaide pour l’auto-amélioration. Son chant, épuré, se mêle à un groove léger, presque aérien, comme pour souligner le chemin vers la paix intérieure. Avec cet album délicieux, il prouve une fois de plus que son héritage va bien au-delà de la réputation de son illustre père. À 62 ans, son esprit créatif ne faiblit pas, au contraire, il se renouvelle, s’approfondit, se fait plus personnel tout en restant universel.




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